Le 5 mars 1789 à La Ferté-Bernard.
1789 : Cahier de doléances de La Ferté-Bernard.
Le cahier de doléances du Tiers-Etat, intitulé « mémoire contenant les doléances de la commune de la ville de La Ferté-Bernard », fut rédigé le jeudi 5 mars 1789. Thomas-Denis Verdier-Duclos, médecin en cette ville, joua un rôle important dans cette rédaction. Nous reproduisons ci-dessous des extraits de ce cahier[1] :
Le premier article demandait la tenue régulière d’états-généraux et surtout les membres de l’assemblée du Tiers-Etat réclamaient un vote par tête et non par ordre. Cette revendication placée en tête des doléances soulignait bien la compréhension des enjeux politiques sous-tendus par cette question. Question qui devint de fait un des premiers points d’achoppement à Versailles entre les représentants du Tiers et la monarchie :
« Désire ladite commune que dans les prochains états généraux le retour périodique en soit déterminé à certaines époques fixées et non trop éloignées les unes des autres et qu’il y soit délibéré par tête et non par ordre ».
L’article 2 demandait le remplacement des assemblées provinciales par des états, dont un Etat du Maine comme il en existait dans certaines provinces. C’était une façon de réclamer un contrôle sur la fiscalité et la justice au plan régional en même temps qu’une demande d’unification des institutions alors en place ( soit la suppression de la distinction entre pays d’élection et pays d’Etats ) :
« Demande très instamment qu’aux assemblées provinciales soient substituées [ sic ] des états dans chacune des provinces et singulièrement en celle du Maine dont l’étendue et la population sont suffisantes pour former un Etat particulier qui s’organisera sur le plan le mieux conçu et qui a pu déjà être adopté par certaines provinces ».
L’article 5 portait sur le respect de la liberté individuelle comme droit naturel et demandait des réformes en matière de justice et notamment l’abolition des lettres de cachet :
« Observe que la liberté du citoyen étant de droit naturel, il est à désirer que les lettres de cachet soient supprimées et qu’on ne puisse emprisonner personne sans instruire son procès par les formes ordinaires et juridiques dans la huitaine de la détention. »
L’article 6 demandait la liberté de la presse :
« La liberté de la presse étant le seul moyen de faire parvenir à la Nation et au Souverain les abus et vexations qui oppriment le peuple, demande ladite commune qu’il n’y soit porté atteinte. »
Ensuite une série d’articles portaient sur les réformes souhaitées dans le domaine de la fiscalité.
L’article 8 réclamait la suppression ou au moins une réduction de moitié de la gabelle :
« Désire ladite commune de concert avec toutes la nation que le droit de gabelle soit supprimé parce que son objet est de nécessité première et qu’il porte singulièrement sur la classe la plus indigente du peuple, ou qu’au moins le poids de cet impôt soit diminué de moitié en en rendant susceptible toutes les provinces autant qu’il sera possible. »
L’article 9 demandait la suppression ou la modification des aides[2] :
« Observe encore que le droit d’aides est fort onéreux en ce que souvent il est arbitraire et qu’il est reconnu que les frais de perception en sont immenses ; qu’il serait à désirer qu’il fût supprimé ou du moins modifié de manière à en rendre la perception moins désastreuse. »
L’article 11, assez développé, réclamait la suppression des francs-fiefs[3] car il s’agissait d’un impôt uniquement payé par le tiers ce qui permettait au passage à la commune d’affirmer, ce qui n’était alors qu’un vœu du tiers, que désormais tous les ordres devaient payer l’impôt :
« Quant aux francs-fiefs qui font parties des droits de domaines, ladite commune croit devoir instamment solliciter leur extinction absolue par plusieurs raisons dont les principales sont que le franc-fief est un impôt distingué et auquel ne peuvent participer les deux autres ordres de l’Etat qui doivent désormais concourir également avec le tiers aux paiement des subsides : que ce même impôt nuit au commerce des biens nobles dans la classe roturière et s’oppose au progrès de l’agriculture en enfin que cet impôt est singulièrement onéreux et aggravant pour le pays fertois où il s’est introduit une féodalité bizarre qui admet des fiefs bursaux[4] inconnus dans les autres parties de la province. »
L’article 12 demandait la suppression des banalités portant sur les fours et les moulins comme étant contradictoires avec la liberté individuelle :
« Sollicite avec la même insistance la suppression de la banalité des fours et moulins, en ce que ce droit est un de servitude personnelle et singulièrement opposé au système de cette liberté que les sujet du Tiers Etat réclament aujourd’hui avec tant de justice. »
L’article 14 réclamait une uniformisation dans les coutumes ainsi que dans les poids et mesures :
« La variété des coutumes, poids et mesures donnant naissance à beaucoup de procès et gênant la circulation intérieure des objets de commerce et de consommation, la commune désire une réformation à cet égard, notamment pour la coutume du Maine où plusieurs articles semblent impliquer contradiction malgrés les interprétations et commentaires qui en ont été faits et les décisions des tribunaux sur les points les plus essentiels de cette coutume. »
L’article 17 demandait à la fois une diminution des ressorts des parlements, et plus particulièrement de celui de Paris dont dépendait La Ferté-Bernard, et plus important sans doute la suppression de la vénalité des offices :
« Un souhait que forme la commune, ce serait que le ressort des parlements, notamment de celui de Paris à l’empire duquel elle est soumise, quelque respectable que soit la compagnie qui le compose, fût néanmoins restreint et diminué pour l’avantage des justiciables et la plus prompte expédition des affaires […] Demande encore la commune la suppression de la vénalité des charges de judicature et de municipalité ainsi que de la noblesse qui en dérive, parce qu’il est d’expérience que l’or y est trop souvent substitué aux talents et à la vertu. ».
L’article 19 demandait que les enfants de nobles fussent simple soldats dans les armées et de plus soumis au tirage au sort pour la milice, milice que par ailleurs il souhaitait remplacer par une autre force armée ( et qui deviendra de fait la garde nationale vers la fin de l’année 1789 ) :
« Observe la commune qu’il serait à désirer que les enfants mâles des nobles, par leur prétention même plus particulièrement destinés au service militaire, ne continuassent de jouir de la noblesse qu’autant qu’ils auraient servi l’Etat et le prince même en qualité de soldats, sauf leur avancement en cas de mérite personnel et qu’ils fussent non moins exempts de tirer à la milice que tous les autres citoyens utiles d’ailleurs à la patrie soit dans le commerce soit dans l’agriculture et autres charges publiques ; qu’au surplus il n’y eût aucune exemption à cet égard et qu’il fût libre aux différentes communautés de fournir et en rôler aux frais de tous les ordres le nombre de soldats qui serait fixé pour chaque paroisse et ce en remplacement de la milice. »
L’article 21, un des plus long, portait sur la taille et autres impôts directs, et demandait qu’ils fussent supportés par tous les ordres et fortement diminués, voire remplacés :
« Un des vœux les plus essentiels que la commune forme est relatif à l’imposition connue sous plusieurs dénomination, comme taille, capitation, industrie, 2e Brevet, bienfonds, etc. soit que cet impôt auquel seraient assujettis indistinctement les trois ordres subsistât dans sa forme actuelle, soit qu’il fût diminué ou modifié, même changé et remplacé par un autre équivalent. L’expérience sur les imperfections et défectuosités de la répartition et de la perception de cette importante contribution démontre la nécessité d’adopter un autre régime qui écarte absolument l’arbitraire, qui proportionne équitablement la cote de chaque taux aux facultés industrielles et réelles des individus, qui fasse cesser les doutes et les abus sur les changements de domiciles, qui s’étende sur tous les fonds de chaque communauté, sans confusion ni rapports d’une paroisse dans l’autre, et même sans distinction des fonds de produits industriels d’avec ceux de produits naturels, tels les prés et bois, enfin une méthode simple pour faire parvenir en la caisse royale sûrement et promptement les deniers d’une semblable imposition sans l’intervention de plusieurs receveurs intermédiaires dont les fonctions évidemment inutiles sont onéreuses par les grands émoluments qui y sont attachés, par les privilèges qui y sont joints et même par des vexations révoltantes envers les collecteurs. Quel que soit le plan de réforme qui sera adopté, la commune doit observer qu’il lui serait singulièrement préjudiciable que les répartiteurs de cette imposition prissent pour base du taux convenable à cette ville de La Ferté celui qu’elle supporte actuellement et qui opère depuis plusieurs années la ruine ou tout au moins le malaise d’une grande partie de ses habitants taillables, quoiqu’il soit de toute notoriété depuis plus d’un demi-siècle que plusieurs citoyens opulents aient abandonné cette ville et se soient fixés pour la plupart dans la capitale de la province pour y jouir du privilège de l’exemption des francs-fiefs. Cependant le taux imposé – en raison d’une population nombreuse et assez aisée - qui n’existe plus depuis plusieurs années a toujours subsisté, même s’est accru malgré les justes réclamations de la commune qui n’ a pu faire redresser les griefs par le commissaire départi. […] »
Il permet d'ailleurs de se faire une petite idée de la structure sociale de la ville :
"[...]
« Il est démontré que la communauté taillable de La Ferté-Bernard, tous les ordres compris, est actuellement composée de665 feux ou ménages dans lesquels on compte 2 133 individus de tous âges et des deux sexes suivant le dénombrement fait au mois de septembre 1787 par messieurs les officiers municipaux, que dans ce nombre dans ce nombre de 665 feux ou ménages, il y en a
-deux cent huit absolument pauvres et nécessiteux qui comprennent 580 individus ;
- 281 de simples habitants auxquels les fruits d’un travail journalier ne fournissent que l’absolu nécessaire qui comprennent 954 individus ;
- et seulement 176 jouissant d’une certaine aisance et dans le cas de contribuer sur l’excédent de ce qui peut suffire aux premiers besoins à l’imposition dont il s’agit, lesquels 176 ménages comprennent 599 individus ; que les citoyens les plus fortunés de cette classe ne participent en aucune façon à cette imposition à raison de prérogatives naturelles ou acquises, ou ne contribuent pas dans la proportion générale par des circonstances particulières à cet impôt excessif dont la communauté est grevée, de sorte que le poids en est entièrement supporté par les habitants les moins riches et retombe même sur la classe indigente ; que le total de cette imposition avec les corvées qui sont payées sur le taux de la taille monte à la somme de Douze mille huit cent trente sept livres ou environ, qu’un autre abus qui résulte sur la répartition actuelle fondée sur un arrêt du Conseil pour cette ville est que différents biens fonds et notamment des prés d’une assez grande étendue ne sont taxés qu’aux deux sols pour livre de l’estimation qui en fut faite lors de l’obtention dudit arrêt, que cette portion de taille connue sous le nom de biens fond est absolument invariable aux termes de cet arrêt, d’où résulte que l’imposition personnelle est beaucoup plus aggravante, ce qui n’arriverait pas si comme les paroisses voisines cet impôt sur les biens fonds était susceptible d’accroissement et portait jusqu’aux cinq, six et sept sols du corps de taille. »
L’article 23 traitait de la dîme :
« Quant au droit de dîme perçu par les bénéficiers et par les seigneurs, la commune désire pour l’avantage et l’utilité des cultivateurs que ce droit soit changé en une prestation de rente annuelle proportionnée au revenu des différents fonds sans exception des prés, bois et autres généralement quelconques d’après l’estimation que la perception des vingtièmes ou autre imposition territoriale nécessitera. »
L’article 26 portait sur la liberté du commerce et commençait, de façon assez contradictoire avec l’affirmation de la liberté individuelle, par demander que la pratique du commerce n’entraînât pas la perte de la noblesse ou autres privilèges :
« Etant reconnu que le commerce est honorable en ce qu’il rend les empires florissants, la commune demande qu’on puisse l’exercer soit en gros soit en détail sans déroger à la noblesse ni aux privilèges s’il en existait quelques-uns ; que les bureaux de douane et de traites pour l’importation intérieure et exportation soient entièrement supprimés et que les droits à percevoir sur les marchandises de toute nature exportées chez l’étranger et importées de l’étranger en France soient payés sur les frontières dans des bureaux à ce destinés, de sorte que toute espèce d’entrave ôtée, la circulation des marchandises fût absolument libre dans l’intérieur du royaume ; que pour faciliter davantage la liberté du commerce et l’encouragement des talents et des arts, il serait à souhaiter qu’on supprimât aussi les maîtrises et jurandes. »
L’article 37 et dernier réaffirmait la confiance des rédacteurs envers le roi Louis XVI mais émettait néanmoins le vœu que ces doléances fussent entendues à l’assemblée du Maine et surtout que les ordres privilégiés les prissent en considération :
« Enfin la Commune remplie de confiance dans les effets du patriotisme que les bontés d’un monarque chéri doivent faire naître dans les cœurs des vrais philanthropes espère que les personnes auxquelles elle va donner ses pouvoirs pour la représenter à l’Assemblée du Maine pourront […] faire valoir les motifs légitimes des plaintes, doléances, avis et remontrances ci-dessus exprimés en y ajoutant les objets sur lesquels la brièveté du temps et les circonstances ne lui permettent pas de s’étendre. Espère encore que comme ladite commune n’a eu en vue dans l’exposition ci-dessus que la prospérité générale du Royaume et la félicité particulière de chaque Français, les deux premiers ordres avec lesquels le Tiers va concourir à une opération si importante prendront en bonne considération les vœux émis unanimement par de fidèles sujets qui, dans leurs respectueuses et pressantes observations, ont encore moins consulté leur intérêt personnel que celui de toue la Nation. »
[1] Notre source de base est constituée par une plaquette éditée à l’occasion de bicentenaire de 1989 : René MALET, Raymond CADIOU, Denis BEALET. La Ferté-Bernard pendant la Révolution. Aspects politiques et religieux. La Ferté-Bernard, 1989. Les auteurs ne reproduisant pas l’ensemble des articles nous sommes limités pour l’instant à ceux qu’ils ont donnés en attendant des recherches personnelles dans les archives.
[2] Il s’agissait d’impôts indirects prélevés à tous les niveaux de la société, sur les biens, les denrées, les moyens de transports, etc…
[3] Un franc-fief était un fief possédé par un roturier avec concession et dispense du roi. Son détenteur devait payer le droit de franc-fief. À la fin de l’Ancien régime, il était perçu par l’administration royale. Ce droit était dû tous les vingt ans ou à l'occasion d'une mutation inopinée. Il était payable à l'issue de la première année de possession. Jusqu'à la déclaration royale de 1771, certaines régions ne payaient pas le franc-fief : l’Anjou, la région de Chartres, d’Orléans, le Perche. Les cahiers de doléance en demandèrent la suppression, car ce droit gênait et enchérissait la vente des terres nobles.
[4] ll s’agit de « fief roturier » ( ou francs-fiefs ) et donc soumis à l’impôt.