Le peuple urbain.
La bourgeoisie n’était pas la seule composante sociale, et de loin, du tiers-état, celui – ci était également constitué de ce que, faute d’un autre terme plus adéquat, nous appelons « le peuple », cet ensemble de couches sociales qu’à l’époque on nommait la « plèbe », non sans une touche péjorative prononcée, quand ce n’était pas des termes nettement plus dévalorisant du type « populace »…. Ce « peuple » représentait l’immense majorité de la population active du district : 88,53%.
Il était composé pour une grande part de paysans, mais ceux – ci ne représentaient que 57,47% de la population active du district, alors que la paysannerie représentait les deux tiers de la population pour l’ensemble du pays à la veille de la Révolution[1]
Cette relative sous – représentation était due à une importante proportion « d’ouvriers » et d’artisans : 31,06% de la population active, ainsi qu’à une certaine « concentration » urbaine. S’il y avait une « concentration » urbaine relativement important dans la partie sud et ouest du district, c’était que la ville était un centre textile important, ce qui entraînait une forte présence « ouvrière ».
La ville c’était Nogent, bien entendu, qui rassemblait plus d’un cinquième de la population du district. Un monde que sa structure sociale différenciait nettement des campagnes environnantes ; ici les artisans et les compagnons étaient de loin les plus nombreux ; des artisans d’un type particulier : les étaminiers véritables « prolétaires » avant l’heure. A y regarder de plus près, le petit bourg d’Authon – du – Perche avait une structure sociale encore plus accentuée, les artisans et « ouvriers » y représentaient 66,29% de la population ; il s’agissait d’un bourg « ouvrier » entièrement occupé au travail des étamines.
Tableau 1 : Structure sociale comparée entre
Nogent et le reste du district ( vendémiaire an IV )[2].
1. Des « paysans urbains ».
Le « peuple » nogentais n’était pas unique composé de compagnons ou d’artisans, les paysans y étaient également assez nombreux puisqu’ils composaient 23,8% de la population active en l’an IV. Les deux milieux n’étaient pas totalement hermétiques, étrangers l’un à l’autre. Malgré son caractère industriel prononcé, Nogent n’était qu’une petite ville de province vivant en osmose avec la société rurale environnante. La ville conservait un aspect rural, un petit air de gros bourg. A Authon, les paysans étaient encore moins nombreux proportionnellement qu’à Nogent, ils ne représentaient que 18,17% de la population active. Les journaliers résidant à Authon furent rapidement employés par l’industrie étaminière à des travaux non – qualifiés comme celui de fileuse pour les femmes.
Qui étaient – ils ?
Les « paysans urbains » étaient, dans leur grosse majorité, des journaliers. Ces derniers représentaient 21,11% de la population active nogentaise et presque 90% de la population nogentaise occupée à des activités agricoles.
Tableau 2 : Répartition sociologique de la population paysanne
de Nogent– le – Rotrou en l’an IV.
C’était la catégorie la plus démunie qui trouvait refuge à la ville, les couches paysannes dépossédées de terres. Aucun lopin, aucune exploitation ne retenait ces journaliers à la campagne. Ils trouvaient à s’employer chez les quelques exploitants vivant dans les faubourgs de Nogent ou dans les paroisses rurales les plus proches.
Les exploitants étaient quasiment absents de la population active nogentaise. Bordagers et laboureurs ne représentaient que 11,31% de la population active de Nogent pour 21,08% pour l’ensemble du district. Ils constituaient cependant un groupe numériquement comparable à celui de la bourgeoisie rentière.
La présence de ces quelques exploitants agricoles à Nogent même indiquait bien que la ville était encore totalement imbriquée dans l’économie rurale, qu’il n’y avait pas de rupture. Pour industrielle qu’elle fût, Nogent était encore rurale en bien des points, presqu’un quart de sa population active vivait du travail de la terre. Le centre-ville était encore très largement occupé par des prairies dont il reste encore des traces aujourd’hui ( par exemple la rue des prés qui ne se situe pas au même endroit que son homonyme du XVIII° siècle )[3].
Reconstitution du plan de Nogent-le-Rotrou d'après l'aveu de 1648, source Le Roman des Nogentais. De la Renaissance à la Révolution.Musée Château Saint-Jean, 2011.
2. Le petit « peuple » urbain.
Les artisans et « ouvriers » constituaient l’immense majorité du « peuple » nogentais. Ce « peuple » urbain était constitué des compagnons, des artisans et des maîtres-fabricants regroupés en corporations[4] et des ouvriers non-qualifiés, simples manœuvres aux conditions de vie plus que précaires, toujours à la limite de la mendicité. Les compagnons travaillant chez le maître-artisan, partageaient ses repas et souvent son toit ; leurs modes de vie étaient les mêmes, leurs mentalités étaient également communes.
Dans ce panorama du monde populaire urbain il ne faudrait pas oublier les métiers féminins : couturières, ravaudeuses, blanchisseuses ( elles étaient 87 à Nogent en l’an IV ) et tous les petits métiers liés à la préparation de la laine pour la fabrication des étamines ( 338 fileuses à Nogent ).
Les métiers de la rue étaient totalement absents, Nogent était une trop petite ville pour que des porteurs – d’eau ou des gagne-deniers pussent y vivre de ces seules activités.
Au plus bas de l’échelle sociale se trouvaient les indigents, les mendiants occasionnels ou permanents, le monde de l’extrême misère. Le recensement de vendémiaire an IV n’en comptabilisait que 62 à Nogent, soit 2,73% de la population active de la ville. Ce chiffre nous semble nettement sous-estimé, en effet dans une enquête départementale portant sur l’indigence datant de 1791, il était recensé 5 300 indigents assistés par les municipalités sur l’ensemble du district de Nogent – le – Rotrou, ce qui portait la proportion d’indigents du district à 14,6% alors qu’elle était de 13,4% pour l’ensemble du département. Et encore cette enquête ne recensait que les indigents secourus par les municipalités et ne tenait pas compte des indigents errants, non-domiciliés dans la commune, qu’aucun document ne nous permet de saisir. Ces indigents manquaient des éléments indispensables à l’existence, à leur subsistance, ils constituaient la « lie de la société », la « populace », la « canaille » tant redoutée par la bourgeoisie.
Plus de la moitié de la population active de la ville de Nogent relevait de la catégorie artisans /ouvriers en l’An IV ( 52,65 %). La majorité étant occupée par l’industrie étaminière ( 30,02 % de la population active en l’An IV ). Cette industrie dominait très largement la vie économique de la ville et des campagnes environnantes.
Cette manufacture était ancienne et organisé par le corporation des Sergers-étaminiers de Nogent[5], elle était en liens très étroits avec la manufacture du Mans[6]. Le document publié par G. Daupeley est daté du 25 octobre 1668, les statuts eux – mêmes devaient lui être antérieurs. Ce jour, les habitants des trois paroisses de Nogent se réunissaient en assemblée générale pour « […] apporter quelques modifications aux statuts et règlement arrêtés ci – devant pour les manufactures qui se font à Nogent, afin de les perfectionner de plus en plus ». Il était fait défense de travailler à la fabrication ou de vendre les dimanches et jours de fêtes. Ils organisaient la solidarité entre les membres, l’article IV ordonnait de faire dire des vêpres tous les ans, la veille de la sainte Barbe, et surtout « […] le lendemain de la fête de la Sainte Barbe sera dit un service des trépassés pour le repos de l’âme des deffunts du corps de métier ». Les membres étaient tenus d’assister à l’enterrement de leurs confrères. Ce statut réglementait l’organisation du travail, pour être admis maître-serger ou étaminier il fallait avoir effectué un apprentissage de trois ans consécutifs chez un maître et avoir passé un contrat d’apprentissage dûment enregistré au greffe du baillage de Nogent. Les sergers ou étaminiers « forains » devaient faire la preuve de leur titre de maître artisan pour pouvoir exercer à Nogent, ou alors y effectuer un nouvel apprentissage. Les fils de maîtres étaient dispensés de cet apprentissage du moment qu’ils avaient servis chez leur père durant deux ans et qu’ils étaient âgés de plus de quinze ans. Les maître ne pouvaient prendre qu’un apprenti à la fois. A le fin de leurs trois années d’apprentissage les candidats à la maîtrise devaient présenter un « chef d’œuvre » à un juré composé des six plus anciens maîtres, ils étaient alors inscrits sur les registres du corps de métier après avoir acquitté les droits d’entrée. Ceux – ci consistaient en 2# au procureur fiscal, 2# au greffier, 1# à chacun des maîtres – jurés ( soit 6# ), 10 sols à chacun des six anciens qui avaient jugé le « chef d’œuvre » ( soit 3# ) et 2 livres-poids de cire à chacune des trois paroisses de Nogent ; ce qui portait les droits d’entrée à 14# sans compter le prix des 6 livres de cire, somme assez rondelette. Cependant ces droits d’entrée n’étaient non plus faramineux et ne fermaient pas totalement l’accès à la maîtrise. La corporation se dotait d’une sorte de bureau composé de 6 maîtres – jurés élus par l’assemblée générale des maîtres, ce « bureau » était renouvelé par moitié tous les ans. Les six maîtres-jurés devaient prêter serment devant le procureur fiscal afin de pouvoir effectuer la visite des marchandises. Ils devaient faire des visites hebdomadaires à Nogent, le jour de leur choix, pour vérifier la conformité des pièces produites. Une grande visite annuelle devait être organisée dans les campagnes.
Le bourg d’Authon était lui aussi très impliqué dans cette industrie ( 66,29 % d’artisans/ouvriers dont 47,21% travaillaient pour l’industrie étaminière en l’An IV ).
Cette industrie était dominée par un très petit nombre de négociants ( 4 à Nogent en l’An IV ) spécialisés dans le commerce en gros des étamines (voir tableau 3 ci – dessous ). Ils étaient à la tête de fortunes considérables. Lors du mariage de leurs enfants, les apports aux contrats de mariages se chiffraient autour de 50 000 # ( 23/03/1729, mariage de Charles Bessirard de La Touche ; 25/10/1747, mariage de Jacques Pinceloup de Morrisure ).
Les maîtres – fabricants, à la tête d’un petit atelier de tissage ( 2 à 3 métiers ), étaient une centaine à Nogent et seulement 6 à Authon. Ils bénéficiaient d’une certaine aisance, les apports aux mariages de leurs enfants se chiffraient à quelques centaines de livres.
La masse des ouvriers étaminiers était loin de connaître l’opulence affichée par les négociants. Leurs revenus annuels moyens se situaient autour de 200 #. Pour ces ouvriers la moindre période de difficultés économiques, crise de la vente des étamines ou crise de subsistances, pouvait les mettre dans des difficultés extrêmes.
Tableau 3 : Catégories sociales intervenant dans le processus
de fabrication des étamines en vendémiaire An IV ( octobre 1795 )[7]
Justement la manufacture d’étamines connaissait une profonde crise depuis 1750 : Nogent comptait 404 métiers en 1693, pour seulement 30 un siècle plus tard. Les maîtres – fabricants et compagnons étaminiers voyaient leur avenir s’assombrir. Or, ils constituaient une part importante de la population active dans la partie ouest du district, notamment dans les cantons d’Authon et de Nogent ( voir carte 1 et carte 2 ). La crise étaminière en contribuant à aggraver l’indigence rendait d’autant plus aigu le problème des subsistances dans la région nogentaise. En 1789, le procès – verbal des doléances du Tiers – Etat de Nogent estimait à 2 000 le nombre d’indigents dans la ville pour une population estimée à 6 850 personnes en 1791[8].
Carte 1 :
Proportion de la population active des campagnes nogentaises travaillant pour l’industrie textile en vendémiaire An IV ( octobre 1795 ).
- ville de Nogent – le – Rotrou non prise en compte .
Carte 2 :
Proportion de la population active des campagnes nogentaises travaillant pour l’industrie des étamines en vendémiaire An IV ( octobre 1795 )
- ville de Nogent – le – Rotrou non prise en compte -.
[1] A. SOBOUL. Histoire de la révolution française. Paris : Gallimard, 1962. Vol. 1, p.58.
[2] AD 28, L. 402 à 404 ( anciennes côtes ) L326 et L 327 ( nouvelles côtes ).
[3] Pour le plan de la ville à l’époque moderne je ne peux que renvoyer le lecteur à l’ouvrage édité par le Musée château Saint-Jean : Le roman des nogentais. De la renaissance à la Révolution. Nogent-le-Rotrou, 1991.
On se rend également très bien compte de l’aspect campagnard de Nogent-le-Rotrou en 1812 encore en observant la peinture à l’aquarelle « Panorama de Nogent-le-Rotrou » peinte par Jean-René Méliand ( élève de Louis David ) cette année-là. Celle-ci fait partie d’une collection privée mais un reproduction est intégrée à l’ouvrage de A. GOUVERNEUR et G. DAUPELEY. Documents sur Nogent-le-Rotrou. Réédition Nogent-le-Rotrou, 1996.
[4] C. de SOUANCE. Nogent – le – Rotrou. Nogent – le – Rotrou, 1916. Pp. 179 et 180.
D’après l’auteur, la ville n’aurait pas compté moins de 15 corporations à la veille de la Révolution : celle des ferroniers-couteliers-cardeurs, celle des selliers, celle des cabaretiers, des « felloniers »-teinturiers-cardeurs, des sergers-étaminiers, des merciers-ciriers-chandeliers, des maçons-potiers, des charpentiers-couvreurs-menuisiers, des tailleurs, des boulangers, des bouchers-tanneurs-corroyeurs-cordonniers-savetiers, des voituriers-« poullaillers », des drapiers, des commissaires de serges et d’étamines, des apothicaires-chirurgiens-barbiers-perruquiers.
[5] L’original de ce document se trouve aux archives départementales d’Eure – et – Loir sous la côte G. 187, il a été également cité par M. Gustave Daupeley ( G. DAUPELEY. Trois documents relatifs à l’industrie des étamines à Nogent – le – Rotrou. Nogent – le – Rotou, 1905.
[6] L’ouvrage de références sur les étamines reste celui de François DORNIC : L’industrie textile dans le Maine et ses débouchés internationaux ( 1650 – 1815 ). Le Mans, 1955.
Ouvrage auquel il convient d’ajoute la somme de Claude CAILLY : Mutations d’un espace proto-industriel : le Perche aux XVIII° et XIX° siècles. Fédération des Amis du Perche, 1993.
[7] AD 28, L. 402 à 404 ( anciennes côtes ) L326 et L 327 ( nouvelles côtes ).
[8] LEFEBVRE, E. Annuaire d’Eure – et – Loir pour 1848. Chartres, 1848. Page 346.