Les ordres privilégiés.
1. La noblesse.
La nature même de nos sources ne nous permet pas de définir la proportion de la noblesse dans la population ; en effet dans le recensement datant du début de l’an IV, les nobles n’y apparaissaient pas en tant que tels. De même P. Desseix les ignore totalement, basant son étude sur les rôles de taille ( essentiellement celui de 1759 ). Nous en sommes donc réduits aux estimations nationales ; on s’accorde généralement à penser que la noblesse représentait 1,5% de la population totale[1]. En était – il ainsi dans le district de Nogent – le – Rotrou ?
2. Le Clergé.
Le même problème se pose pour le premier ordre : le clergé.
Le recensement de l’an IV mentionne bien les ecclésiastiques, mais il nous semble évident qu’à cette date leur proportion n’était plus la même qu’avant la Révolution ; après les fermetures de couvents, d’églises, la constitution civile du clergé et les démissions massives de l’an II.
En l’an IV, les ecclésiastiques ou anciens ecclésiastiques, n’étaient que 68 sur l’ensemble du district – dont un pasteur[2]. Ils représentent 0,49% de la population « active » et 0,32% de la population totale[3]. Ce chiffre ne représente manifestement pas le nombre d’ecclésiastiques vivant dans le district avant la Révolution.
Nous disposons d’une autre source en ce qui concerne le clergé séculier : les états de prestation de serment dressés en avril et mai 1791[4]. Selon ces états le nombre total d’ecclésiastiques soumis au serment était de 718 pour l’ensemble du département d’Eure – et – Loir, soit 0,28% de la population totale. Ils étaient répartis d’une façon remarquablement uniforme dans l’ensemble du district ( voir tableau ci – dessous ).
Proportion d’ecclésiastiques par rapport à la population totale
dans le département d’Eure – et – Loir en 1791.
Seul le district de Chartres présentait une proportion d’ecclésiastiques nettement supérieure à la moyenne départementale. Chartres était sans conteste un des plus grands centres religieux de France avec un des plus grands chapitre cathédrale, un grand et un petit séminaire.
Dans les états de 1791 il n’était pas tenu compte du clergé régulier, celui – ci n’était pas astreint de prêter le serment exigé par la loi du 27 novembre 1790. Seuls les « […] évêques, ci – devant archevêque, curés et autres fonctionnaires publics » devaient jurer « […] d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout leur pouvoir la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi »[5].
Les établissements religieux étaient relativement nombreux dans le district. A Nogent même, il y en avait au moins quatre : le couvent des Ursulines, le couvent de Nazareth, l’abbaye St Denis et le couvent de capucins. Il faut y ajouter trois maisons religieuses situées dans les campagnes : l’abbaye des Clairets à Masles ( Orne ), celle de Thiron et celle d’Arcisses à Brunelles. Mais, pour la plupart, ces maisons religieuses étaient presque vides à la fin du XVIIIeme siècle. Le clergé régulier si florissant au XVIIeme siècle connaissait une crise morale profonde et une grande désorganisation. A. Gouverneur cite plusieurs exemples de cette désaffection[6]. L’abbaye de St Denis à Nogent abritait, lors de sa fondation en 1029, 27 bénédictins ; ils n’étaient plus que 12 en 1610 et seulement 5 en 1790 quand l’assemblée constituante décida de la fermeture des couvents. La situation n’était guère plus brillante pour les autres maisons de la région nogentaise. Nous ne faisons, sans doute, pas une sous - évaluation en estimant que le clergé régulier représentait, au maximum, une soixantaine de personnes dans l’ensemble du district à la veille de la Révolution.
Ce qui porte la population ecclésiastique du district à 159 personnes, au grand maximum, en 1791, soit 0,43% de la population totale. Albert Soboul avance le chiffre de 120 000 ecclésiastiques pour l’ensemble de la France, soit 0,46% de la population totale[7], chiffre très proche de nos estimations pour le district de Nogent – le – Rotrou.
3. La propriété des privilégies.
Nous connaissons la répartition sociale de la propriété du sol en 1759 pour les 7 paroisses proches de Nogent étudiées par P. Desseix[8].
Répartition sociale de la propriété du sol,
en 1759, dans les campagnes nogentaises.
3.1. La propriété nobiliaire.
Il nous est facile de calculer la part du sol qui revenait à la noblesse. Nous savons que les communaux n’existaient presque pas dans les campagnes nogentaises dans cette seconde partie du XVIIIeme siècle. L’administration du district de Nogent affirmait, en 1792 : « […]il n’existe aucuns biens communaux dans la plupart des communes du ressort de ce district […] »[9].
En 1759, les nobles possédaient 22,24% de l’ensemble du terroir des paroisses de Trizai, Les Etilleux, Champrond – en – Perchet, Coudreceau, Brunelles, St Serge. Proportion qui est en accord avec la moyenne nationale estimée à un cinquième du territoire, elle s’accorde également avec celle calculée par Paul Bois pour les régions voisines du département de la Sarthe[10].
3.2. La propriété ecclésiastique.
La propriété ecclésiastique était très importante, l’Eglise possédait 31,15% du terroir sur l’ensemble des sept paroisses étudiées. Proportion considérable quand on sait que G. Lefebvre estimait celle – ci à 6% pour l’ensemble du pays[11], pour les départements voisins de l’Eure et du Loiret, il donnait les chiffres de 5% et 4,5%. Selon lui, cette proportion ne dépassait que rarement les 20% et était faible dans les bocages de l’ouest. La région nogentaise constituait, sans doute, une exception. Ici, la propriété ecclésiastique ne descendait que rarement en dessous de 20% : 19,5% à Trizai, 16,5% à Coudreceau. Dans une paroisse comme Brunelles elle représentait presque la moitié du terroir (45%).
C’était surtout les maisons religieuses qui possédaient ces terres. Les Abbayes d’Arcisses, des Clairets, de Thiron et les administrateurs de l’Hôtel – Dieu de Nogent étaient les plus grands propriétaires fonciers de la région, les plus grands bailleurs de terre également. Sur l’ensemble des sept paroisses étudiée, P. Desseix estime qu’une centaine de familles vivaient des fermes, métairies, bordages ou parcelles que leur affermait le clergé. L’Hôtel – Dieu de Nogent – le – Rotrou baillait à lui seul 19 ou 20 fermes.
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Les ordres privilégiés concentraient entre leurs mains plus de la moitié du terroir des campagnes nogentaises (53,39%), le clergé se taillait la part du lion détenant à lui seul près du tiers de l’ensemble du terroir. L’importance de la propriété ecclésiastique était due à une assez forte concentration de couvents ou abbayes, maisons religieuses dont l’installation fut activement encouragée dès le haut moyen – âge par la famille des comtes du Perche, les Rotrou. Le tiers – état, et surtout les paysans, faisaient les frais de cette situation. Lors de la rédaction des cahiers de doléances on réclama en premier lieu la suppression des ordres monastiques :
« Les Représentants du Tiers – Etat sont engagés de réunir leurs demandes et remontrances pour obtenir la suppression de ces communautés ou prisons religieuses qui ne servent qu’à soustraire à la société une foule d’individus, aux communes des possessions immenses, aux impositions des contributions essentielles … »[12].
[1] Albert, SOBOUL. Histoire de la Révolution française. Paris, 1962. Vol. 1, p.25.
[2] Ce pasteur résidait dans la paroisse de Saint Victor – de – Buthon dans le canton de Champrond – en – gâtine. Cette présence n’a rien pour nous étonner, nous savons que le Perche, et plus spécialement le région de Nogent et d’Authon – du – Perche, fut un foyer de protestantisme relativement important au XVIeme siècle. Dans les années 1560, les incidents entre catholiques et protestants furent assez nombreux à Nogent même. A Authon, les réformés disposaient d’un prêche et d’un cimetière, ils étaient encore nombreux au XVIIeme siècle, leur présence, clandestine après l’abolition de l’édit de Nantes perdura.
[3] Nous avons estimé la population âgée de plus de 12 ans en l’an IV à 65% de la population totale. Pour obtenir ce pourcentage nous avons comparé les données de l’an IV dans les cantons dans lesquels le recensement est complet avec ceux du dénombrement de la population en l’an VII ( AD 28, L. 551 ancienne côte, L 326 et L 327 nouvelles côtes ).
Les chiffres de l’an IV représentent, en moyenne, 64,87% de ceux de l’an VII. Ceci ne tient pas compte d’une éventuelle augmentation de la population totale entre l’an IV et l’an VII. Or nous avons constaté un fléchissement de la population totale du district entre 1791 et l’an VII. En 1791, la population totale du district, la ville de Nogent – le – Rotrou non comprise, s’élevait à 29 361 personnes ; en l’an VII, elle n’était plus que 28 468 ; soit une baisse de 3,21%. Ce tassement démographique, tout au moins cette stagnation, se constate également dans tous les autres districts du département.
[4] AN, DXIX, 21.
[5] AN, DXIX, 21.
[6] A. GOUVERNEUR. Essais historiques sur le Perche. Nogent – le – Rotrou, 1882.
[7] Albert SOBOUL. Histoire de la révolution française. Vol. 1, p. 30.
[8] P. DESSEIX. Les campagnes nogentaise à l'époque moderne. Le Mans, 1975. Mémoirede maîtrise dactylographié. pp. 32, 34, 41. Chiffres obtenus à partir du rôle de taille pour l’année 1759 ( voir tableau ).
[9] AD 28, L. 530 ancienne côte, L 472 nouvelle côte, janvier 1792.
[10] Paul BOIS. Paysans de l’ouest. Paris, 1971. P. 378. L’auteur trouve que la noblesse possédait 21% du terroir sur l’ensemble du département, avec parfois de fortes variations locales : 27% dans le canton de Montmirail, 21% dans celui de La Ferté – Bernards, deux cantons proches du district de Nogent – le – Rotrou.
[11] Georges LEFEBVRE. « Répartition de la propriété et de l’exploitation foncière à la fin de l’Ancien Régime ». In Etudes sur la Révolution française. Paris, 1963. Pp. 279 à 306.
[12] E. LEFEVRE. , « Doléances du tiers – état de Nogent – le – Rotrou, doléances générales ». In Annuaire d’Eure – et – Loir pour 1848. Chartres , 1848. P. 341.