Jacques Pierre Michel Chasles ( 24 ) : maire de Nogent-le-Rotrou, conventionel, Montagnard, prêtre défroqué...
Chasles : L'Ami du Peuple. ( 3 ) : Le débat sur l’opinion publique.
Le débat sur l’opinion publique[1].
Début vendémiaire an III ( fin septembre 1794 ), avant que la position de Carrier ne devînt critique, la Convention débattait du rôle de l'opinion publique dans la nouvelle situation créée par Thermidor. Certains députés dénonçaient le rôle excessif que l'opinion risquait de jouer dans la poursuite de la révolution. Les historiens, ainsi que les témoignages des contemporains, accordent en effet à « l’opinion publique » un rôle décisif tendant à dramatiser et hâter les événements, tant lors du procès Carrier qu'à l'occasion de la crise de la Société des Jacobins.
Dans une brochure, de l’an III, non datée, mais probablement de vendémiaire ou brumaire ( octobre-novembre 1794 ), intitulée On veut sauver Carrier. On veut faire le procès au tribunal révolutionnaire. Peuple, prends garde à toi (voir sur Gallica ), Babeuf se joignant brièvement aux publicistes thermidoriens, renvoyait à une opinion définie comme « générale »[2]. Au même moment s'ouvrait une controverse sur la question de l'opinion opposant les montagnards déterminés à donner un tour démocratique à la « révolution » du 9 thermidor, qui s'employaient à critiquer cette « opinion publique », au député Louis-Stanislas Fréron, que Babeuf encensait alors, dont le journal, L'Orateur du peuple, s'était imposé comme le manifeste de la Thermidor[3].
Dans son Journal universel, Pierre-Jean Audouin, député montagnard de Seine et Oise, s’essaya à une explication des événements du moment, fondée sur une tentative d'étude de l'opinion publique. Chasles[4] et Charles Duval, tous deux également députés montagnards, l'imitèrent et entamèrent avec lui, dans leurs propres journaux, une discussion. Les journalistes montagnards réfutaient le fait que l'opinion publique thermidorienne pût être assimilée à la volonté souveraine du peuple français.
Chasles joua un rôle de premier plan dans cette polémique par l’intermédiaire de son journal l’Ami du peuple, journal qui fit de lui une cible privilégiée de la « jeunesse dorée » et de la réaction. Il se risqua à élaborer une critique de la notion même d'opinion publique. Dans son numéro du 6 brumaire an III ( 27 octobre 1794 ), il informait qu'il pouvait expliquer les difficultés de la « révolution » du 9 thermidor :
« On a trop longtemps confondu l'opinion publique avec l'opinion du peuple. Le public n'est pas le peuple ; et rarement le peuple pense comme le public. Cette espèce de paradoxe sera bientôt une vérité démontrée. Depuis le 10 thermidor, l'opinion publique est en contre-révolution. Pourquoi la contre-révolution n'est-elle pas encore faite ? Parce-que l'opinion du peuple est là, qui sert de digue à l'opinion publique. Tandis que l’aristocratie s’agite et fait grand bruit, le peuple calme et passif, observe, réfléchit et se tait. Le silence du peuple, comme on sait, n’est pas sans éloquence et son inaction sans effet […] Le public est l’honorable million dont on parle aujourd’hui, et le peuple ces 24 millions de sans-culottes, sans lesquels le riche million n’auroit ni pain, ni vêtement, ni soldats, ni…, ni… Comment le peuple et le public penseroient-ils de même, avec des principes, des affections, des intérêts, des habitudes et des besoins si contraires ?. »[5]
Pour Chasles, le divorce entre opinion publique et opinion du peuple était à la base de la contradiction thermidorienne. Il asseyait cette opposition d’abord sur un critère quantitatif : le public et le peuple, l'opinion publique et l'opinion du peuple étaient dans le rapport de 1 à 24 ; d'un côté, un million de Français privilégiés qui constituaient les lecteurs de journaux et pamphlets thermidoriens ; de l'autre, vingt-quatre millions de sans-culottes, sans lesquels le million de riches n'aurait jamais eu ni pain, ni vêtements... Mais surtout, il attaquait la manipulation auxquelles s’adonnaient sans retenue les pamphlétaires, Chasles avait rapidement protesté contre l’avalanche d’écrits infâmants[6] qui avaient fait immédiatement suite à thermidor. Les accusations abondaient contre les terroristes dans la presse thermidorienne : buveurs de sang, etc[7]… Ces pamphlétaires étaient des manipulateurs, du « gibier de potence » libéré après le 9 thermidor, « voilà les fabricateurs, les interprètes et les échos de l'opinion publique » :
« Voilà les dignes éléments de cette classe intermédiaire, qui fut recherchée, prônée, courtisée par tous les finisseurs de révolution et tous les faiseurs de contre-révolution ; classe qui n'a de boussole que le parti ou l'homme dominant, pour guide que son intérêt, pour loi suprême que ses habitudes et ses jouissances : classe d'autant plus acharnée contre l'égalité que, par l'éducation et la naissance, elle est plus près du peuple. […] Et quoi ? N'aurions-nous travaillé que pour rétablir le règne de l'aristocratie bourgeoise, la plus insupportable comme la plus humiliante de toutes ? »[8]
Cependant après avoir longuement dénoncé la partialité et l’hypocrisie de l’opinion publique, Chasles conclut : « Surveillons l'opinion publique, Eclairons celle du peuple, mais ne la dirigeons pas », pour lui, ceux qui voulaient diriger l’opinion du peuple, ne le faisaient que pour régner[9].
Cette distinction opéré par Chasles eut des échos dans la presse de l’époque, Chasles, pas peu fière, alla jusqu’à proclamer qu’elle avait frappé toutes les troupes de la réaction comme le tonnerre[10]. Elle fut applaudit aux Jacobins, le 5 brumaire au soir ( 26 octobre 1794 ), soit la veille de la parution du journal de Chasles :
« Dans la séance de la Société des Jacobins du 5, on a donné lecture du neuvième numéro de l’Ami du Peuple, dans lequel le rédacteur s’attache à prouver que l’opinion publique est bien différente de l’opinion du peuple ; que la constitution de 91 n’a été renversée que parce qu’elle n’étoit soutenue que par l’opinion publique, mais que celle de 93 sera immortelle, parce qu’elle est défendue par l’opinion du peuple. Les jacobins luttans continuellement contre l’opinion publique ont toujours été vainqueurs, est-il dit dans ce numéro, parce que l’opinion du peuple les soutient ( Vifs applaudissements ). Romme demande que la société fasse imprimer ce numéro à ses frais, pour être distribué à la séance prochaine. Un citoyen souscrit pour cent exemplaires, et demande qu’il soit envoyé à tous les départements. Romme : Cette proposition doit être sérieusement examinée, car étant adoptée, elle pourroit donner occasion aux malveillans de dire que la société envoie cet imprimé en nom collectif. Massieu : La loi ne défend pas aux sociétés de s’envoyer réciproquement des imprimés qui ne sont pas leur ouvrage, et qui sont propres à rallier tous les citoyens aux vrais principes. – La société après quelques débats a adopté la proposition de Romme. »[11]
Du côté des thermidoriens, Tallien et Fréron s’empressèrent de nier la justesse de cette opposition[12]. La formule fut abondamment reprise dans les rangs montagnards. Le Journal universel de Pierre-Jean Audouin et le Journal des hommes libres de Charles Duval , qui se disputaient la prééminence parmi les journaux jacobins avec l'Ami du peuple, reprenaient la distinction entre opinion publique et opinion du peuple comme un argument redoutable[13]. Preuve cependant de l’écho de l’argument de Chasles, quelques mois plus tard[14], François Mont-Gilbert, député de Saône-et-Loire appartenant au centre, péjorativement nommé la plaine quand ce n’était pas le marais, reprenait l’opposition développée par celui-ci pour la retourner et l’utiliser contre Chasles lui-même et les jacobins. Selon lui, c’étaient les jacobins qui s’étaient arrogés l’exclusivité de « fabriquer l'esprit public » en diffusant largement « des opinions toutes faites »[15]. Babeuf lui-même reprenait la contre-argumentation de Mont-Gilbert dans un pamphlet, non daté[16], intitulé « Les battus paient l’amende ou les jacobins jeannots »[17] : « […] L’opinion publique, ainsi concentrée et légalisée dans une association dont il [ Robespierre ] étoit le régulateur, il avoit entre les mains l’arme la plus puissante dont se soient jamais servi les tirans, cette massue du peuple qui étoit à ses ordres. »[18] Babeuf d’ajouter que la Convention avait donc bien fait de fermer les jacobins de Paris et qu’elle avait raison de s'apprêter à interdire les sociétés provinciales affiliées. Cependant il s’opposait à la destruction des sociétés populaires[19] : « Ce n’est pas à dire qu’il faille supprimer les sociétés populaires, il faut au contraire, les perfectionner, les réassoir sur leur bases naturelles, présenties par la déclaration des droits, et l’acte constitutionnel. »[20], pour en faire le lieu authentique de formation de l''opinion publique. Babeuf de rajouter, en polémique évidente avec Chasles et Audouin : « [ …] l’opinion publique, que je ne sais pas distinguer de l'opinion du peuple, opinion qui doit être réelle, naturelle, dégagée de toute influence, l’expression des véritables besoins, des véritables vœux de la masse et non d’une confrairie, d’une corporation […] »[21] ( Les battus paient l'amende). Babeuf, dans le Tribun du Peuple du 28 frimaire an III ( 18 Moyennedécembre 1794 ), se repentait publiquement de ses prises de positions thermidoriennes et de ses attaques vis-à-vis des derniers montagnards : « Je ressaisis le foudre de la vérité. Cédant à des insinuations de ce qu’on appelle prudence, j’ai voulu, dans quelques opuscules détachés, pour faire passer en contrebande le rappel des principes, essayer le stilet de l’astucieuse politique, et prendre un long circuit pour arriver à quelques mots de raison. Cette armure et ce genre d’escrime ne me vont point, ils ont failli me faire passer pour un athlète équivoque. Je redeviens moi… »[22]
Le débat sur l’opinion concerna la convention elle-même. En brumaire an III ( octobre-novembre 1794 ), cette dernière débattait de la compatibilité entre un mandat parlementaire et une activité de journaliste. Chasles n’intervint pas dans ce débat, mais le fait que la Convention se posa la question témoignait bien des vives tensions en son sein.
[1] Ce paragraphe doit beaucoup au travail de Serge LUZZATO, L'automne de la Révolution, luttes et cultures politiques dans la France thermidorienne. Paris : Honoré Champion, 2001, page 75 à 94. Cet auteur réévalue considérablement le rôle politique de Chasles après thermidor, notamment à travers son journal L’Ami du peuple, le qualifiant même d’un des plus lucides parmi les journalistes et députés montagnards de la période.
[2] G. Babeuf. On veut sauver Carrier. On veut faire le procès au tribunal révolutionnaire. Peuple prend garde à toi. Paris, an III, p. 2.
[3] Les mouchards de la police témoignaient du succès du journal, voir Paris pendant la réaction thermidorienne. I, pp. 130 et 146.
[4] Voir ses Chroniques scandaleuses de l'aristocratie depuis le 10 thermidor, Paris, Pluviôse an III ( il s'agit du recueil en volume des numéros de l' Ami du peuple. BN LC2 2617 ).
[5] L'Ami du peuple,n°9, 6 brumaire an III ( 27 octobre 1794 ).
[6] L'Ami du peuple, 10 vendémiaire an III ( 31 octobre 1794 ).
[7] La plus hallucinante de ses accusations se propagea dès le lendemain du 9 thermidor, une rumeur circulait affirmant que Robespierre voulait se faire reconnaître roi dans Lyon et épouser la Fille de Louis Capet. Sur cette rumeur voir : Bronislaw BACZKO. Comment sortir de la terreur. Thermidor et la Révolution. Paris : Gallimard, 1989. L’auteur y analyse, au début de son livre, la fabrique et la diffusion de la rumeur.
[8] L'Ami du peuple, 6 brumaire an III ( 27 octobre 1794 ).
[9] L'Ami du peuple, 6 brumaire an II.
[10] L'Ami du peuple, 22 brumaire an III ( 12 novembre 1794 ).
[11] Le Patriote républicain, n° du 7 brumaire an III ( 28 octobre 1794 ) : B N, Lc2 2603, tome II.
[12] Orateur du peuple, 14 brumaire an II ( 4 novembre 1794 ) ; l'Ami du citoyen, 15 brumaire an III ( 5 novembre 1794 ).
[13] Journal des hommes libres, 8 brumaire an II ( 29 octobre 1794 ) ; Journal universel, 10 brumaire an II ( 31 octobre 1794 ).
[14] La brochure est seulement datée de l’an III, mais l’auteur y fait référence à l’argument de la distinction a opérer entre « opinion publique » et « opinion du peuple ».
[15] F.-A. Mont-Gilbert, Des jacobins et des Sociétés populaires dans un gouvernement républicain, s. l., an III, p. 25.
[16] Mais il est postérieur au 22 brumaire an III (12 novembre 1794) date de la fermeture du club de Paris.
[17] Babeuf, Les battus paient l'amende ou les jacobins jeannots. Paris : impr. De Francklin, s. d.
[18] Idem. Page 22.
[19] Voir aussi du même BABEUF. Le vœu du démocrate, ou préservatif contre le fédéralisme des sociétés populaires, Paris, an III, pp. 14-18 et 2.
[20] Babeuf, Les battus paient l'amende ou les jacobins jeannots. Paris : impr. De Francklin, s. d., p. 23.
[21] Babeuf, Les battus paient l'amende ou les jacobins jeannots. Paris : impr. De Francklin, s. d. p. 24.
[22] Le Tribun du Peuple, n° 28, 28 frimaire an III ( 18 décembre 1794 ).