Le problème des subsistances au XVIIIème siècle.
1. Un problème omniprésent.
Au XVIIIeme siècle, la France vivait dans la hantise des disettes, le souvenir des famines passées et la crainte de leur retour. Les subsistances constituaient le souci majeur de la plus grande partie de la population, celle qui dépendait du marché pour se fournir en pain ou en grains.
On distinguait deux types de disettes :
- Le premier résultait des conséquences d’une mauvaise récolte, entraînant une pénurie de grains et donc une hausse des prix, notamment à partir de la fin de l’hiver jusqu’aux moissons suivantes ( «la « soudure » ). Ainsi à Margon en 1740, on signalait : « […] un tiers de moins de blés que pour une récolte ordinaire, qu’outre cela il s’en trouve près d’un demy quart, dont les épies sont pouris sur pied, et tous les blés remplis d’herbes, et queue de renard. »[1] L’Ancien Régime ouvrait alors les greniers des décimateurs et des seigneurs champarteurs, on recourait plus rarement à l’achat à l’étranger. Une grave crise frumentaire de ce type, comme celle de 1709 – 1710, entraînait la mort d’une partie de la population, décimant les plus démunis[2].
- Le second type de disette était, quant à lui, beaucoup plus récent. Il était lié à la spéculation sur le prix des grains tant en période de bonnes récoltes qu’en période de mauvaises récoltes. Le moment de la « soudure » était la période la plus favorable à ce genre d’opération. En automne, après la récolte, les prix baissaient, les petits producteurs vendant tout ou partie de leur récolte juste après le battage afin de payer les loyers et les créances ; ils remontaient à la fin de l’hiver lorsque les réserves commençaient à s’épuiser. Ce type de crise de subsistances n’apparut, semble – t - il, qu’au début du XVIIIeme siècle.
Dans les cas de nécessité absolue, la monarchie fixait les prix de vente des grains et du pain[3].
Les subsistances constituaient également un facteur essentiel de mobilisation des couches populaires, tant urbaines que rurales ( de nombreux ruraux étaient régulièrement acheteurs de céréales sur les marchés ). Elles jouèrent un rôle fondamental ( mais pas unique loin de là ) dans le déclenchement de la Révolution française. Les troubles frumentaires en scandèrent les principales étapes jusqu’à la défaite finale du mouvement populaire au printemps 1795 au moins.
2. Une région en crise.
Par subsistances, il faut entendre produits de première nécessité indispensables à tout individu pour lui permettre de vivre, de subsister ( voire de survivre ). C’est–à–dire les céréales qui constituaient l’essentiel de l’alimentation pour l’immense majorité des Français de l’époque. Ils étaient consommés sous forme de pain et de bouillies[4].
Seuls ne subissaient pas la pression du problème frumentaire les paysans à la tête d’une exploitation gosse ou moyenne et les élites urbaines, soit entre 26,9% à 32,4% de la population du district en l’An IV – selon que l’on compte ou non la catégorie « divers ». Tous les autres vivaient dans la crainte constante de la disette, soit entre 67,4% et 72,9% de la population du district en octobre 1795. Les indigents en premier, eux qui constituaient 14,4% de la population du district en 1791, dont 20,4% dans les campagnes du canton de Nogent extramuros et 22,3% dans la ville de Nogent, alors que R. Cobb donne une moyenne nationale d’indigents dans les villes à 16,6%[5] ( voir carte ci-dessous ).
Le budget moyen d’une famille ouvrière de cinq personnes s’élevait à 34 sous par jour ( 24 pour le salaire masculin et 10 pour le salaire féminin ), les 2/3 des dépenses concernaient l’alimentation, dont 50% pour le pain ( il fallait 5 à 6 livres–poids de pain quotidiennement pour une famille de cinq personnes ).
Proportion de la population considérée comme indigente en 1791 - Nogent ville n’est pas prise en compte -.
Toute augmentation du prix des céréales pouvait, dans ces conditions, devenir dramatique. Or, le XVIIIeme siècle se caractérise par une hausse continue des prix qui débute vers 1715. Cela signifie une augmentation des dépenses pour les salariés, donc une baisse sensible du pouvoir d’achat.
Sur cette conjoncture défavorable vint se greffer une crise des activités industrielles, principalement textile ( voir doc. ci –dessous ).
Prix du blé et production textile au XVIII eme siècle.
La principale activité manufacturière du district ( la manufacture d’étamines ) connaissait une profonde crise depuis 1750 : Nogent comptait 404 métiers en 1693, pour seulement 30 un siècle plus tard. Les maîtres–fabricants et compagnons étaminiers voyaient leur avenir s’assombrir. Or, ils constituaient une part importante de la population active dans la partie ouest du district, notamment dans les cantons d’Authon et de Nogent ( sur la crise de l’industrie étaminière à Nogent voir l'article de ce blog.) La crise étaminière en contribuant à aggraver l’indigence rendait d’autant plus aigu le problème des subsistances dans la région nogentaise. En 1789, le procès – verbal des doléances du Tiers – Etat de Nogent estimait à 2 000 le nombre d’indigents dans la ville pour une population estimée à 6 850 personnes en 1791[6].
3. Les troubles frumentaires.
Ils peuvent être classés en trois catégories :
- L’émeute de marché, dirigée contre ceux qui sétaient rendus responsables de la disette : boulangers, possesseurs de grains ou représentants des autorités ( les couches populaires n’admettant pas, en ce siècle, que la seule « nature » pûsse être à l’origine de la disette ).
- L’entrave à la circulation des grains ( ou de toute autre denrée ), il s’agissait alors d’une tentative pour réserver la production locale à la consommation locale.
- La taxation qui n’apparut qu’au XVIII ème siècle, selon l’historien étatsunien Ch. Tilly[7], simultanément au développement de la spéculation sur le prix des grains. Elle pouvait se dérouler un jour de marché ou sur le lieu d’une entrave à la circulation des grains. La foule fixait un prix, jugé juste pour les consommateurs et les producteurs, vendait les grains à ce prix taxé et payait le propriétaire ( le plus souvent ).
Les troubles frumentaires devinrent plus fréquents à partir de 1750, conséquence du développement d’un marché national des grains. Une plus grande efficacité dans la collecte des impôts poussa vers les marchés une plus grande masse de paysans. L’augmentation du mouvement des grains ( besoins des armées et des grandes villes alors en pleine expansion ) intensifia les liaisons entre marchés locaux et étendit leur aire d’influence. La fréquence plus forte des troubles frumentaires peut aussi trouver son origine dans la fluctuation de la politique des autorités, fruit de l’influence croissante des « économistes » au sein des élites et de l’administration royale. A partir du milieu du siècle, la politique interventionniste traditionnelle pratiquée en cas de crise frumentaire fit l’objet de vives attaques de la part des « physiocrates » et autres « économistes », farouches partisans de la libre circulation des grains. La réglementation fut suspendue à deux reprises en 1763 et 1774. Ces deux tentatives se soldèrent par des échecs et déclenchèrent émeutes et pillages de convois de grains. En 1775, Turgot, ministre des finances, dut se plier et révoquer ses édits qui avaient déclenché « la guerre des farines ». Enfin, la spéculation sur le prix des grains et la crise industrielle jouèrent, sans aucun doute, un rôle important dans la multiplication des troubles.
Les taxations sont révélatrices des mentalités « populaires » de la fin du XVIIIème siècle où perce un certain « égalitarisme ». L’idéal social du petit producteur étant d’échapper à la prolétarisation et de conserver une société de petits producteurs indépendants ; pour les salariés, il s’agissait d’assurer leur droit à l’existence. Elles furent pratiquées tout au long du siècle, notamment durant a « guerre des farines » de 1775. Elles étaient sous – tendues par la notion de « juste prix », notion remontant au moyen – âge. Elles traduisaient une opposition, encore confuse, des masses populaires au libéralisme économique.
Elles se produisaient le plus souvent au moment de la « soudure » ( mars/ mi-août ) qui correspondait presque toujours à une période de montée des prix. Les jours de marché étaient les plus propices à l’explosion du mécontentement populaire, les routes devenaient moins sûres, les arrêts de voitures chargées de grains fréquents :
- Ainsi, le 24 mai 1693, au lieu – dit « la Croix Margon », sept individus délestaient les passants de retours du marché de Nogent. « Ce jourd’hui vers les midy ou une heure, Martin Morel […] s’en retournant du marché de ce lieu lui dit qu’il venoist d’estre vollé d’un minot d’orge à la Croix Margon ou il retourna avec lui [… lui désignant un témoin …]. S’y trouva quatre hommes avec trois femmes qu’il ne connoist pas, l’une desquelles femmes emporta led. Minot d’orge quoyque ils pussent dirent ou montrer qu’ils mettoient led. Morel au mourir de faim.[… peu de temps après Morel vit …] un home passant devant sa porte monté sur une beste luy dit que lon luy avoit pris aud. Lieu de la Croix Margon deux pains […] »[8].
- En 1709, l’année du terrible hiver, la situation étant extrêmement tendue, le procureur – fiscal du comté de Nogent – le – Rotrou fit afficher sur les poteaux de la ville un billet déclarant : « Nous […] faisons déffense a tous les habitants de ce lieu de troubler et empescher en quelque manière que sesoit ou puisse être l’entrée et sortie des grains eu autres denrées […] »[9]. Quelques jours plus tôt, le 7 mars, avaient éclaté des troubles sur le marché de Nogent : « […] jeudy plusieurs habitants susit Nogent se seroient jettés sur des particuliers horains et gens de la campagne qui étoient venus acheter du bled au marché de ce lieu, auroient renversé leurs sacs de bled de dessus leurs chevaux mesme maltraittés pour ecciter laquelle furie des habitants […] »[10].
La conjonction de crises intermittentes, du renchérissement continu du coût de la vie, d’une crise manufacturière, explique le mécontentement populaire à la fin du XVIIIème siècle et la naissance d’un esprit « pré – révolutionnaire » parmi la population la plus dépendante du marché pour ses subsistances.
L’immense majorité de la population du district était dans une situation « d’économiquement faible ». La plus grande partie des paysans était constituée d’ouvriers agricoles ( journaliers ) ou des domestiques. La majeure partie de la population du district, tant rurale qu’urbaine, était composée de travailleurs qui devaient acheter leur pain. Elle ne disposait que de son salaires pour assurer sa subsistance. EIle était donc extrêmement sensibles aux variations des prix des produits de première nécessité. La plus légère hausse des prix des grains pouvait devenir catastrophique, d’autant que la région n’était pas grosse productrice de céréales, même les bonnes années. Or les crises furent fréquentes à la fin du siècle : 1775, 1781-82, 1784-85 et enfin 1789. Les conditions d’existence de ces travailleurs s’aggravèrent tout au long du siècle, les prix augmentant plus vite que les salaires moyens. La situation devint d’autant plus critique dans la région nogentaise que l’activité économique dominante, la fabrication des étamines, entra dans une phase de déclin à partir de la seconde moitié du siècle. Entre 1750 et 1789, la production d’étamine chuta de 80%. Cette crise entraîna chômage et indigence pour une partie des masses populaires, aussi bien à Nogent et Authon que dans les campagnes proches. Cette situation économique rendait les populations du district excessivement sensibles aux problèmes des subsistances.
[1] GUYAU, Gérard.1789 – début 1793 : le mouvement populaire dans e district de Nogent – le – Rotrou ( Eure – et – Loir ). Mémoire de maîtrise dactylographié : Paris VII, 1984. Page 63, note 1.
[2] DESSEIX, Patrick dans Les campagnes nogentaises à l’époque moderne(Op. cit.) pense que ces « désastres locaux » pourraient expliquer de nombreux décès survenant dans quelques familles.
[3] En ce qui concerne la pratique des autorités en cas de disette et la notion de juste prix, voir sur ce blog l'article traitant de ce sujet.
[4] NAHOUM-GRAPPE, Véronique. « Que mangent les Français ? ». In VOVELLE, Michel (sous la direction …). L’état de la France pendant la révolution (1789 – 1799). Paris : Ed. la Découverte, 1988. Pages 91 – 93.
[5] COOB, R. Terreur et subsistances. Paris, 1965.
[6] LEFEBVRE, E. Annuaire d’Eure – et – Loir pour 1848. Chartres, 1848. Page 346.
[7] TILLY, Ch. « La révolte frumentaire, forme de conflit politique en France ». In Annales ESC, 1972. Pages 731 – 757.
[8] AD 28, B 2719, le 24 mai 1693.
[9] AD 28, B 2212, le 2 mars 1709.
[10] AD 28, B 2212, le 2 mars 1709.