Alors que Nogent se mobilisait autour du problème religieux, une partie des campagnes se soulevait contre les « aristocrates ». Après la fuite du roi, le 21 juin 1791, les couches populaires commencèrent à redouter sérieusement un coup de force des aristocrates pour renverser le nouveau régime. Tout le monde pensait que les privilégiés ne s’avouaient pas vaincus. Les campagnes nogentaises furent ébranlées par un mouvement qui, au premier abord, présentait de nombreux points communs avec la grande peur de 1789. Si la grande peur de 1789 était né de la crainte d’un « complot aristocratique », la fuite du roi apparaissait comme la preuve que ce complot existait, que le roi avait pris la direction de la contre – révolution et que l’invasion était imminente. Tous les révolutionnaires se mirent sur le pied de guerre. Un vaste réseau de surveillance se mit en place spontanément afin d’entraver les allées et venues des aristocrates : contrôle des passeports, visites des diligences et auberges et surtout perquisition systématique des châteaux et maisons nobles.
On franchit un pas dans la clarification politique des consciences populaires : tout noble devenait un suspect en puissance, la prudence en ces circonstances troubles commandait de désarmer tous les « ci – devants ». Le mouvement populaire élargit le cercle de ses ennemis politiques. Il ne se limita plus aux spéculateurs, aux responsables de la vie chère, mais engloba également tous ceux qui par leurs prises de positions « politiques » constituaient un danger pour la liberté, un danger de retour à l’ancien régime.
L’été 1791 fut une période clé pour la révolution : à Paris, la scission entre les Démocrates et les Feuillants devint inéluctable après la fusillade du champs de Mars le 17 juillet 1791.
5.1. Des précédents remarquables.
Ce ne fut pas la première manifestation populaire d’opposition politique à l’aristocratie qui secoua le district. Nous avons déjà vu qu’à Nogent il y eut des incidents lors de la célébration de la fédération du 14 juillet 1790. De « vils aristocrates nobles et bourgeois » troublèrent la fête «[…] par l’enlèvement artificieux de la musique qui en constituait la principale base ; […] pour la renfermer dans le lieu ordinaire où ils se rassemblaient […] », chez le nommé Pinceloup – le – Boiteux. Cet acte entraîna la manifestation de la colère populaire mais « […] bientôt plusieurs de ses hommes perfides qui étaient les principaux auteur de ce trouble ( Carpentin ; Dumesnil ; Mauduison l’aîné, émigré ; Goislard fils, officier municipal ; Proust père et fils, trésoriers du district, Vasconcelle, homme de loi ; Villeneuve ; ex – brigadier de la gendarmerie ; avec ses gendarmes ) montèrent à cheval sans ordre de la municipalité, armés de sabres nuds firent des cavalcades pour intimider le peuple […]»[1].
Authon-du-Perche : Novembre 1790.
Bien plus significatif furent les événements qui se déroulèrent à Authon – du – Perche le 22 novembre 1790. 180 citoyens du Plessis – Dorin, dont 80 gardes nationaux, arrivèrent à Authon. Ils voulaient saccager le château de Charbonnières, situé à quelques kilomètres de là, pour venger la mort des patriotes de Nancy. Ils essayèrent d’entraîner avec eux les gardes nationaux d’Authon. La municipalité de ce lieu, pour le moins embarrassée par ces zélés patriotes, leur offrit l’étape. Mais après un repas, largement arrosé[2], les citoyens du Plessis – Dorin persistèrent dans leur projet, soutenus par une partie des gardes nationaux d’Authon. Un officier de la garde nationale d’Authon s’interposa, il fut couché en joue. Les habitants du Plessis – Dorin se retirèrent finalement sans mettre à exécution leur projet, mais le ventre plein. Cette action spectaculaire ne fut pas sans provoquer quelques troubles parmi la population d’Authon, et surtout au sein des gardes nationaux. Dans sa séance du 15 décembre 1790, la municipalité d’Authon arrêtait qu’il était « […] fait très expresse inhibition aux officiers de la garde nationale de se rassembler en comités, sous quelques formes et dénomination que ce soit […] »[3].
Les objectifs des habitants du Plessis-Dorin étaient clairs. Ils voulaient s’en prendre aux biens matériels du sieur Rousseau De Charmoy, propriétaire du château de Charbonnières. Ce ci – devant occupait les fonctions de major du régiment de cavalerie du Mestre de camp général, en garnison à Nancy lors des événement du 30 août 1790. De Charmoy fut le second du Marquis de Bouillé dans la répression de la révolte des Suisses de Châteauvieux. Répression qui se solda par l’exécution de « meneurs » et l’envoi aux galères d’un quarantaine de soldats[4]. Cette affaire dénotait une étonnante lucidité politique de la part des verriers du Plessis – Dorin, ainsi qu’un « courage politique » certains. Il en fallait pour s’attaquer à un personnage dont les officiers municipaux de Nancy disaient, dans une lettre qu’ils adressaient à leurs confrères de La Ferté – Bernard :
« […] personne ne mérite plus la protection des lois, l’estime des honnêtes gens, et la considération des Magistrats, que Mr de Charmoy »[5].
L’Assemblée avait applaudi à la répression, La Fayette soutenait son beau – frère le Marquis de Bouillé. Dès l’automne 1790, les ouvriers verriers et forestiers de la forêt de Montmirail avaient optés pour le camp le plus radical et démocrate. Déjà à l’été 1789, ils furent probablement à l’origine d’une des vagues de « peur » qui toucha une grande partie de l’ouest. Trois ans plus tard, ils furent à l’origine du mouvement taxateur qui embrasa les campagnes nogentaises et par - delà toute la Beauce et ses confins et une bonne partie de l’ouest de la France[6].
La méthode de lutte était remarquable et elle fut constamment reprise par la suite. Il s’agissait de manifester en plaçant la garde nationale avec drapeau et tambour en tête du cortège pour d’une part impressionner et d’autre part donner un caractère semi – officiel au rassemblement. Cette forme de lutte fut utilisée systématiquement lors des désarmements d’aristocrates durant l’été 1791 et lors des taxations de l’automne 1792.
5. 2. Eté 1791 : le désarmement des aristocrates.
En l’espace d’une vingtaine de jours, de la fin juin aux alentours du 20 juillet 1791, nous avons recensés huit « désarmements d’aristocrates, accompagnés de perquisitions.
Partout le scénario était le même : un détachement de la garde nationale, souvent renforcé par des gardes nationaux des communes voisines, se présentait chez les citoyens suspectés. Ils perquisitionnaient et réquisitionnaient toutes les armes. Ces visites domiciliaires ne visaient que les maisons nobles.
Ce mouvement toucha principalement les cantons de La Bazoche, Authon et Thiron – Gardais. Il n’y eut qu’une expédition de ce type dans le canton de Nogent. Les deux cantons de Champrond – en – Gâtine et de Frazé restèrent totalement étrangers à cette lutte contre « l’aristocratie »[7].
Le 26 juin 1791, 150 hommes, des gardes nationales de Beaumont – le – Chartif et d’Authon, se présentaient chez le sieur Guyot, ci – devant seigneur de Beaumont – le – Chartif, ils confisquèrent cinq fusils et de la poudre. A la tête de ces hommes se trouvait le citoyen Montguillon, procureur de la commune de Beaumont – le – Chartif.
Le 1er juillet c’était les officiers municipaux de Charbonnières qui perquisitionnaient chez le sieur Rousseau de Charmoy, ils se retirèrent sans rien emporter, mais ils revinrent le lendemain accompagnés des gardes nationaux de Charbonnières et d’Authon réunis. Cette fois, ils emmenèrent deux fusils, deux pistolets et une livre de poudre.
Carte : Les désarmements d’aristocrates ( juin - juillet 1791 ).
Le 7 mars 1792, le sieur Chabot fils, demeurant à La Bazoche, se plaignait au district que « […]2 fusils lui furent enlevés au mois de juin dernier ainsi qu’à tous les gentilhommes de cet endroit »[8].
A Béthonvilliers, le 3 juillet 1791, le scénario fut similaire : la garde nationale, maire en tête, perquisitionnait chez la veuve Echallard. Les mêmes scènes de répètèrent le 19 juillet 1791 à St Denis d’Authou, chez le sieur Lebleau et à Soizé, chez le sieur Vasconcelle. Dans cette dernière commune le maire affirmait avoir été forcé par « […] la garde nationale du lieu de se transporter en la maison du Sieur Vasconcelle […] »[9]. Cette déclaration faisait suite à un arrêté du directoire du district enjoignant aux municipalités de tout faire pour empêcher de tels rassemblements, de dénoncer les contrevenants et de rendre les armes confisquées.
Enfin, ce même 19 juillet, le maire de Souancé perquisitionna la maison de campagne de la Dame Carpent [ sans doute Carpentin] « […] sur le bruit qui s’était répandu que des prêtres non – conformistes s’ÿ étaient retirés, […] »[10]. D’autres aristocrates préférèrent se mettre sous la sauvegarde de la loi. Ainsi, le sieur Nicolas – Charles – Dubuisson de Blainville, commandant de la garde nationale de St Hilaire – des – Noyers, vint faire état, le 2 juillet 1791, de ce qu’il avait déposé toutes les armes qu’il détenait à la maison commune de Thiron, afin d’éloigner tout soupçon quant à son civisme. Il avait été « […] prévenu par la voix publique que différents particuliers en troupe s’étaient portés à faire dans différentes maisons particulières suspectées de receler des armes et des munitions des perquisitions qui avaient jetté l’alarme dans les Cantons […] il devait se faire demain une descente [ chez lui ] de plusieurs personnes armés pour la plupart gardes – nationales des municipalités […] »[11].
Au cours du mois d’août 1791, le département prit tout un ensemble d’arrêtés visant à la restitution des armes confisquées. Les aristocrates mirent un certain temps à récupérer leurs armes, voire un temps certain, les municipalités faisant traîner les choses en longueur. Celle de Charbonnières fut la plus obstinée. Les officiers municipaux de cette commune refusèrent de restituer les armes du sieur Rousseau de Charmoy. Ils firent preuve de tant de mauvaise volonté que le département destitua les trois principaux officiers municipaux[12].
5.3. Les caractères du mouvement.
Toutes ces « affaires » suivaient strictement le même scénario. Déjà en 1790, les habitants du Plessis – Dorin mettaient en avant la garde nationale afin de donner un caractère officiel à leur manifestation. Cette stratégie fut systématisée au cours de l’été 1791. Les gardes nationaux constituèrent le fer de lance de la mobilisation. Ils étaient le plus souvent secondés par les officiers municipaux et par les gardes nationaux des communes voisines. Mais les masses populaires n’étaient pas absentes de ces mobilisations. Les « perquisiteurs » n’étaient pas tous des gardes nationaux.
Mais ce qui frappa les observateurs, c’était cette participation massive et primordiale des gardes nationaux. L’été 1791 marqua l’entrée en force des gardes nationaux sur la scène politico – sociale du district. Jusqu’à cette date, ils étaient restés en retrait des mobilisations populaires, jouant le rôle de garants de la légalité, de gardiens de la constitution. Nous avions tout de même pu constater à la fin de l’année 1790 les prémisses de cette politisation des gardes nationaux : affrontement avec les Dragons à Nogent, refus d’intervenir pour assurer le maintien de l’ordre sur les marchés de La Bazoche, à Authon les gardes nationaux constituaient des « comités » en décembre 1790 ce qui leur valut un rappel à l’ordre de la part de la municipalité.
Durant l’été 1791, les gardes nationaux se rangèrent immédiatement du côté des patriotes avancés contre les aristocrates. Leur premier acte politique fut de traquer les ennemis de la liberté. Ces ennemis étaient évidemment les aristocrates dont on craignait un coup de force. C’étaient aussi les prêtres réfractaires. A cette époque, dans les esprits révolutionnaires prêtres réfractaires et aristocrates ne formaient qu’une même entité, ils étaient unis dans une même lutte contre la révolution. La réflexion du maire de Souancé était significative de cet amalgame. Les événements de Nogent où tous les « aristocrates et modérés »se rangèrent derrière le clergé réfractaire au cours de l’automne 1791, montrait d’ailleurs que cette conception n’était pas totalement chimérique.
Cette mobilisation de l’été 1791 marqua une étape importante dans la structuration du mouvement populaire nogentais. Les citoyens en armes, les gardes nationaux, devinrent un facteur essentiel de la vie politique et sociale locale. Leur mobilisation eut un objectif politique : empêcher toute tentative contre – révolutionnaire de l’aristocratie. Mais les gardes nationaux cherchaient également à récupérer des armes pour leur propre compte. Ils faisaient d’une pierre deux coups : réduire à l’impuissance leurs ennemis politiques et renforcer leurs moyens d’action. Les compagnies de gardes nationaux ne disposaient pas, en effet, d’un armement suffisant.
Désormais les gardes nationaux jouèrent un rôle primordial dans le mouvement populaire. Ils en furent, sans doute, les meilleurs propagandistes. Ils étaient les mieux à même d’encadrer les mobilisations populaires. En 1792, ils jouèrent un rôle essentiel dans les mobilisations taxatrices. Leur engagement dans le camp populaire au cours de l’été 1791 fut un fait décisif. La seule arme politique des masses populaires était la violence, désormais le mouvement populaire disposait d’un atout primordial : un corps de citoyens armés. A l’époque tout homme désarmé était dépourvu de moyen d’expression politique. Les Thermidoriens le comprirent bien, un de leur premier soucis fut de désarmer les Sans – Culottes.
Géographiquement ce mouvement fut essentiellement concentré dans les deux cantons de La Bazoche – Gouët et d’Authon – du – Perche ; ils totalisaient à eux deux cinq désarmements sur huit. Les gardes nationaux d’Authon semblaient les plus actifs. Ils intervinrent par deux fois dans leur canton : à Beaumont – le – Chartif, le 26 juin1791, et à Charbonnière, le 1er juillet. Ils sillonnèrent véritablement le canton ( Authon et Beaumont étant situés à des extrémités opposées du canton, la première au Sud – Ouest, la seconde au Nord – Est ).
Ces deux cantons étaient justement ceux où en 1790 nous avions constaté une relative fermentation politique chez les gardes nationaux. Le canton de Thiron ne fut pas épargné, deux communes furent touchées : St Hilaire – des – Noyers et St Denis – d’Authou ( à St Hilaire il ne semble y avoir eu que des rumeurs ). Le canton de Nogent fut presque totalement épargné. Nogent et les bourgs voisins étaient plus préoccupés à lutter contre d’autres « aristocrates », le clergé réfractaire et ses protecteurs : ce fut d’ailleurs dans la commune de Souancé que l’amalgame entre aristocrates et clergé réfractaire fut clairement énoncé. Les cantons de Frazé et de Champrond – en – Gâtine restèrent totalement étrangers à cette mobilisation « anti – aristocratique ».
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Les campagnes nogentaises ne furent pas les seules, loin de là, à connaître des troubles suite à la fuite du roi et notamment des désarmements de maisons aristocratiques tant dans la département de l’Orne et surtout dans celui de la Sarthe.
[1] Ph. MULLER. « Nogent-le-Rotrou de 1789 à 1795» in Revue de la Révolution, Paris, mai-juin 1885.
L’auteur anonyme du factum ajoute des détails biographiques et des jugements sur chacun des individus cités :
- Pinceloup – le – Boiteux : « […]homme immoral, sans mœurs, vivant dans la mollesse la plus caractérisée, facilitant à l’un et à l’autre sexe, celui de se livrer à toutes sortes de plaisirs voluptueux […]».
- Carpentier : « […] Ex – noble, ex – chevalier de St Louis, émigré […]».
- Dumesnil : « […] Ex – noble, émigré[…] » .
- Mauduison l’aîné : « […]Ex – noble, ex – mousquetaire, émigré […] ».
- Goislard fils : Ex – échevin de Nogent, nommé officier municipal par Bernier en floréal an III.
- Vasconcelle : Ex – noble, homme de loi, refus de certificats de civisme en mars 1793, incarcéré par la suite. Il fut nommé juge du tribunal du district par Bernier en floréal an III.
[2] A. D. Eure – et – Loir, L. 181ancienne côte, côte provisoire actuelle E Depot 018 NC art.19, séance du 23 novembre 1790.
La municipalité d’Authon dépensa à peu près 200# dans l’affaire, soit 1# 2 sols et 2 deniers par personne.
[3] A. D. Eure – et – Loir, L. 181 ancienne côte, côte provisoire actuelle E Depot 018 NC art.19, séance du 15 décembre 1790.
[4] La garnison de Nancy, composée de trois régiments ( régiment du Roi, régiment de Mestre-de-Camp Général, régiment suisse de Châteauvieux ) se révolta parce que leurs officiers refusaient d’accorder aux soldats le contrôle des caisses régimentaires. La mutinerie dura du 5 au 31 août 1790. Le marquis de Bouillé, gouverneur des Trois-Evêchés ( Toul, Verdun, Metz ), la soumit après un combat de quelques heures le 31 août, menant une répression sanglante. Depuis les « Patriotes avancés » le détestait par contre la famille royale comptait sur lui pour la sauver et le chargea d’organiser sa fuite le 20 juin 1791. La famille royale arrêtée à Varennes, le marquis François-Claude-Amour de Bouillé prit la fuite et émigra à Coblentz.
[5] A. D. Eure – et – Loir, L. 181 ancienne côte, côte provisoire actuelle E Depot 018 NC art.19, séance du 09 décembre 1790.
[6] Il conviendrait d’étudier de près cette population ouvrière du Plessis – Dorin et de la forêt de Montmirail afin de mieux cerner le cheminement qui les amena à ce radicalisme révolutionnaire si précoce.
Est – ce, comme le suggère P. Bois, l’influence de Duval, patron de la verrerie du Plessis – Dorin, qui en est la cause ?
[7] Voir la carte.
[8] A. D. Eure – et – Loir, L. 149 ancienne côte, L 1173 nouvelle côte, séance du 03 mars 1792.
[9] A. D. Eure – et – Loir, L. 147 ancienne côte, L 1171 novelle côte, séance du 19 juillet 1791.
[10] A. D. Eure – et – Loir, L. 147 ancienne côte, L 1171 novelle côte, séance du 19 juillet 1791.
[11] A. D. Eure – et – Loir, L. 147 ancienne côte, L 1171 novelle côte, séance du 02 juillet 1791.
[12] A. D. Eure – et – Loir, L. 148 ancienne côte, L 1172 nouvelle côte, séance du 14 décembre 1791.
L’arrêté départemental était daté du 24 octobre 1791, furent destitués : Ducoeur – Joly, maire, Pichard, 1er officier municipal, Gouin.